Le groupe nationaliste des Patriotes pour l’Europe, dirigé par le Français Jordan Bardella, constitue la troisième force au sein du nouveau Parlement européen. De quoi pouvoir prétendre à des postes clés dont les eurodéputés d’extrême droite étaient jusqu’ici écartés.
À cinq jours de l’ouverture de sa première session plénière, le nouveau Parlement européen est en ébullition. Le 16 juillet, les eurodéputés se retrouveront pour élire les président, vice-présidents et questeurs qui dirigeront l’institution durant les trente prochains mois. Les responsables des vingt commissions parlementaires seront choisis la semaine suivante. Alors, dans les salles du bâtiment Louise Weiss, les tractations vont bon train pour désigner les candidats à ces postes clés et déterminer quel groupe politique supervisera telle ou telle commission.
Le visage de l’assemblée a été remodelé. Derrière le Parti populaire européen (centre-droit) et les Socialistes et démocrates (centre-gauche), toujours majoritaires, un nouveau groupe vient de s’imposer comme troisième force politique : les Patriotes pour l’Europe. Cette formation initiée par le Hongrois Viktor Orban rassemble des partis jusqu’alors réunis sous la bannière Identité et démocratie et d’autres débauchés des Conservateurs et réformistes européens (ECR). On y retrouve le Rassemblement national de Jordan Bardella, la Ligue de Matteo Salvini, le PVV du Néerlandais Geert Wilders, les Portugais de Chega, les Espagnols de Vox… En tout, douze partis menés par le président du RN.
Fort de ses 84 eurodéputés, le groupe nationaliste entend bien se voir attribuer certains postes à responsabilité dont les élus d’extrême droite étaient jusqu’ici tenus à l’écart par un solide cordon sanitaire tressé il y a une quarantaine d’années. « La formation de ce cordon sanitaire remonte aux années 80 lorsque le Parlement européen, qui se voyait comme le chantre de la démocratie dans le monde, découvre un peu effaré les discours racistes, antisémites et homophobes de certains députés d’extrême droite », retrace Olivier Costa, chercheur au Cevipof de Sciences Po.
« Déni démocratique »
C’est l’époque du « détail de l’Histoire » de Jean-Marie Le Pen au sujet des chambres à gaz. Les partis modérés qui dominent le Parlement de Strasbourg s’entendent pour interdire aux formations d’extrême droite l’accès à ces postes normalement répartis selon le principe de la proportionnalité. Les élus sont boycottés, à l’image de l’eurodéputé frontiste Claude Autant-Lara qui, en 1989, prononce son discours inaugural – un honneur alors réservé au doyen en âge – devant un hémicycle quasi vide. Jean-Marie Le Pen s’en offusquera en dénonçant « l’esprit totalitaire » de certains parlementaires.
Depuis, ce refrain du « déni démocratique » est régulièrement entonné par les représentants de l’extrême droite. « Avec l’évolution électorale, ça me paraît difficile de nous opposer encore cette position totalement antidémocratique », a récemment estimé l’eurodéputé Rassemblement national Jean-Paul Garraud au sujet du cordon sanitaire. Une posture ? L’accusation est pratique : elle permet à la fois de se poser en victime tout en justifiant le manque d’implication dans les travaux du Parlement. Un reproche souvent adressé au RN.
« Cette stratégie victimaire pourrait laisser place à une autre logique consistant à vouloir peser davantage dans le jeu parlementaire européen », avance toutefois Thierry Chopin, conseiller spécial à l’Institut Jacques Delors. « Compte tenu de leurs effectifs et des dynamiques au sein du Parlement, les formations d’extrême droite réfléchissent certainement à l’idée d’y accentuer leur influence. Giorgia Meloni le fait au sein du Conseil européen et Marine Le Pen souhaiterait que son parti fasse de même au Parlement », appuie Olivier Costa.
Or, ces postes clés auxquels les formations d’extrême droite disent vouloir prétendre ont une portée essentiellement symbolique. S’ils permettent à celles et ceux qui les occupent de gagner en visibilité, ils n’ont aucune influence sur le contenu des politiques européennes, affirme Christine Verger, vice-présidente de l’Institut Jacques Delors. « Même s’il y avait un président ou un vice-président d’extrême droite au sein du bureau du Parlement européen, cela n’aurait aucune conséquence politique, insiste-t-elle. Le bureau du Parlement est là pour faire fonctionner l’institution ; il ne s’exprime pas sur les questions de fond. » Il en va de même pour les présidences des commissions parlementaires.
Accéder à ces fonctions permettrait donc surtout à des partis en quête de respectabilité de poursuivre au niveau européen leur entreprise de normalisation entamée à l’échelle nationale. « Le problème, c’est que le chemin que prennent les Patriotes pour l’Europe ne va pas du tout dans le sens de ce que voulait Madame Le Pen », poursuit le chercheur Olivier Costa, qui pointe notamment la récente visite de Viktor Orban à Vladimir Poutine et les écrits homophobes de l’un des vice-présidents du groupe, le général italien Roberto Vannacci. De l’avis des experts interrogés par RFI, le cordon sanitaire devrait donc encore résister à l’alliance dominée par le RN.
Un cordon distendu
Rien ne retient en revanche les Conservateurs et réformistes européens, un groupe pourtant composé de plusieurs formations classées à l’extrême droite comme les Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni. Une différence de traitement due à l’histoire des deux formations – ECR a été créé par le Parti conservateur du Britannique David Cameron –, mais aussi par les positions des partis qui les dominent. « Madame Meloni se comporte comme une très bonne dirigeante européenne sur la scène internationale, souligne Christine Verger, de l’Institut Jacques Delors. À la différence de ceux qui composent les Patriotes pour l’Europe ou qui se trouvaient chez Identité et démocratie, son parti Fratelli d’Italia est totalement aligné sur la politique de l’UE, atlantiste et pro-ukrainienne. »
Lors des tractations pour l’élection de la Maltaise Roberta Metsola à la tête du Parlement en janvier 2022, ECR avait ainsi gagné un poste de vice-président en échange de son soutien à l’eurodéputée PPE, avec l’aide des sociaux-démocrates et des libéraux, rappelait le quotidien Le Monde en juin dernier. ECR a également participé à la négociation et à l’amendement de projets de loi, contrairement au groupe Identité et démocratie qui en était écarté. Le groupe de droite radicale a aussi porté certains textes, tels que celui sur le géoblocage. Des rapprochements entre le PPE et ECR ont en outre été observés à l’occasion du vote de la loi sur la restauration de la nature ou sur l’usage des pesticides.
Au-delà de ces accords d’appareil, c’est tout un discours qui infuse. « L’extrême droite est celle qui impose de plus en plus les termes de la discussion. On l’a vu lors du mouvement des agriculteurs en début d’année ; on le voit évidemment sur la question de l’immigration », remarque Thierry Chopin, de l’Institut Jacques Delors. « La présence de conservateurs, d’eurosceptiques ou de membres de l’extrême droite à la table du Conseil européen a un impact sur son programme, sur l’attention portée à des sujets comme l’immigration ou l’environnement. Et on retrouve une situation similaire au Parlement », confirme le chercheur Olivier Costa. Signe que si le cordon sanitaire continue à tenir, il devient de plus en plus lâche.