Est-ce que la démocratie interne et la liberté d’expression sont garanties au sein des partis politiques sénégalais ?

Au Sénégal, on assiste à des difficultés entre responsables politiques et leur formation souvent du fait de certaines déclarations ou prises de position. Est-ce que la démocratie interne et la liberté d’expression sont garanties au sein des partis politiques sénégalais ? Les spécialistes interrogés ont expliqué que ces deux concepts sont difficilement appliqués dans nos partis politiques.

La destitution du député Déthié Fall de son poste de vice-président du parti Rewmi suite à une déclaration faite lors d’une plénière à l’Assemblée nationale ; les cas de responsables politiques exclus de l’Alliance pour la République (Apr), les exclusions massives au Parti démocratique sénégalais (Pds), entre autres sujets d’actualité, poussent à s’interroger sur l’effectivité de la démocratie interne au sein des partis politiques sénégalais. Docteur Papa Fara Diallo, enseignant-chercheur en sciences politique à l’Ufr Sciences juridiques et politiques (Sjp) de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Ugb) explique, d’emblée, que la démocratie interne au sein des partis politiques peut s’entendre comme la possibilité offerte à chaque militant d’exprimer librement ses points de vue et opinions lors des réunions des instances du parti et de défendre librement ses positions sur les enjeux de gouvernance du pays.
D’autre part, elle donne à chaque militant les mêmes chances d’accéder aux postes de responsabilité au sein des partis, suivant les critères de promotion interne définis dans les statuts et règlement intérieur. Ce dernier point est d’autant plus intéressant, selon Papa Fara Diallo, qu’«il ne faut pas oublier qu’au-delà de sa fonction tribunitienne, le parti a aussi une fonction de sélection du personnel dirigeant».
Il faut entendre par démocratie interne la liberté d’expression et de ton reconnue aux membres des partis politiques mais aussi le fait que toute décision prise par le parti doit émaner des instances habilitées à le faire, explique Dr Cheikh Ibra Fall Ndiaye, enseignant chercheur en sciences politiques à l’Université Alioune Diop de Bambey (Uadb).

La puissance des Chefs de parti

Dans la réalité, l’application de la liberté d’expression au sein des partis pose problème au Sénégal, constate Dr Papa Fara Diallo. La raison est, à son avis, que l’essentiel des formations politiques s’identifient à la personne du Président ou du Secrétaire général qui, en général, contrôle l’agenda du parti, les finances, distribue les strapontins et se construit une clientèle parmi les responsables locaux. «Cette personnalisation à outrance du leadership au sein des partis politiques ne favorise pas la libre expression d’opinions dissidentes ou contraires à la volonté du chef de parti », analyse Dr Diallo.
Abondant dans le même sens, Dr Ndiaye, remarque que cette absence de démocratie interne peut s’expliquer par plusieurs raisons : d’abord, il y a la personnalisation des partis politiques au Sénégal où le fondateur est considéré comme « une sorte de personnalité indéboulonnable et intouchable, omnisciente et omnipotente ». Il donne l’exemple des partis qui n’ont connu qu’un seul Secrétaire général depuis leur création. « Cela se justifie par le fait que la plupart des dépenses concernant le fonctionnement de ces formations politiques relèvent du fondateur qui assure l’essentiel des charges. Le Secrétaire général annonce des mesures qui sont forcément entérinées par les instances du parti. Tous ceux qui remettent en cause les décisions ou l’orientation du responsable de parti sont considérés comme des récalcitrants », a analysé Dr Ndiaye. Pour certains partis comme l’Apr, cela peut s’expliquer, selon lui, par « le manque de structuration ».
Pour une démocratie interne effective au sein des formations politiques, Dr Diallo propose de revenir à « plus d’orthodoxie » dans le respect des principes de liberté et de démocratie. A son avis, le ministère de l’Intérieur devrait faire appliquer strictement les dispositions de la loi de 1981 qui régit le fonctionnement et les activités des partis politiques. Dans l’exposé des motifs de cette loi, il est dit qu’aux termes de l’article 3 de la Constitution, les partis politiques sont tenus de respecter la Constitution ainsi que les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. L’article 2 de ladite loi relative aux partis politiques fait d’ailleurs à ces derniers l’obligation de faire figurer cet engagement dans leurs statuts. Les principes démocratiques impliquent ainsi le respect de la démocratie interne et de la liberté d’expression, garanties par la charte fondamentale. «De tels changements qualitatifs ne sont envisageables que si les leaders des formations politiques acceptent de faire leur « révolution culturelle » ; c’est-à-dire arrêter de considérer le parti (et les militants avec) comme un moyen d’ascension politique ou comme une monnaie d’échange pour marchander des positions de pouvoir ou encore pour renflouer les caisses du parti», argumente Papa Fara Diallo.
Cependant, Cheikh Ibra Fall Ndiaye prévient que cette absence de démocratie interne ne constitue pas une violation du droit positif car les partis politiques, en tant qu’associations privées, s’organisent librement, en fonction de leur règlement intérieur, comme indiqué par l’article 4 de la constitution française repris par le Sénégal. Pour lui, si un militant juge que le fonctionnement d’une organisation est contraire aux principes de démocratie, il peut simplement la quitter ou geler ses activités. Malgré cela, il est d’avis que pour un débat public dynamique, il est intéressant de promouvoir la démocratie interne au sein des partis politiques qui doivent aussi travailler à l’encadrement des citoyens et à l’éduction de leurs membres. Dr Ndiaye pense que la législation sur le financement des partis politiques au Sénégal pourrait contribuer à cela.

Une liberté d’expression « encadrée », selon les politiques
Du côté des hommes politiques, on est d’avis que la démocratie interne et la liberté d’expression, c’est aussi le respect du règlement intérieur et de la ligne de conduite du parti.
Pour Pape Mahawa Diouf, coordonnateur de la cellule de communication de Benno Bokk Yaakar (Bby), la liberté d’expression en elle-même est encadrée par la loi et par nos propres exigences individuelles, culturelles et même par nos propres engagements politiques. « Lorsqu’on est dans un parti politique, on est obligé de tenir certaines positions à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est lorsque les divergences qui sont à l’intérieur du parti sortent que cela devient un problème pour le parti en question », confie M. Diouf qui reconnaît que l’exercice démocratique est un perpétuel challenge. Toutefois, ce dernier assure qu’au sein des instances des partis politiques, il y a une liberté d’expression et les gens disent ce qu’ils pensent. Le respect des consignes politiques existe dans toutes les formations politiques du monde, estime-t-il. C’est ainsi qu’il y a les éléments de langage qui sont des consignes qui déterminent la position d’un parti ou d’une coalition sur un sujet.
« Dans les partis politiques, opposition comme pouvoir, il y a des espaces de discussion où les gens se parlent. Il n’y a pas de spécificité dans tel ou tel parti. Il y a des discussions à l’interne. Les choses ont beaucoup évolué et les gens prennent des positions qu’ils défendent », poursuit le responsable de l’Apr. Ce dernier de préciser qu’il faut cependant une discipline de communication avec des éléments de langage propre à chaque parti.
Ce constat est le même dans l’opposition. Lamine Bâ, président de la Fédération nationale des cadres libéraux, a indiqué que tout militant qui intègre le Pds s’engage aussi à respecter les textes statuaires et réglementaires du parti. « Tout ce qui se décide se fait conformément aux prérogatives des uns et des autres contenues dans le règlement intérieur de notre parti », a avancé M. Bâ qui rappelle que dans les instances, les gens ont la latitude de dire ce qu’ils pensent en respectant le règlement intérieur du parti. Le secrétaire général national adjoint chargé des cadres de préciser que tous ceux qui ont été exclus du Pds sont des gens qui n’ont pas respecté les textes, « ce qui est aussi une règle démocratique ». Cela, dit-il, n’empêche pas les leaders de participer au débat public. « J’ai mon opinion qui n’existe que lorsqu’une décision n’est pas prise sur une question donnée. Dès lors que le parti prend une décision sur une question donnée, je n’ai plus de position personnelle et je suis obligé de m’aligner à la position du parti », avertit M. Bâ.

Des citoyens pour une liberté de parole des militants

Des citoyens interrogés sur la démocratie interne au sein des partis politiques sont d’avis qu’il faut permettre aux militants et responsables de ces formations politiques d’exprimer leur avis librement ; le Sénégal étant un pays de liberté d’expression.
L’ancien député Moustapha Diakhaté exclu depuis lors de l’Apr demandait la refonte de cette formation politique et avait annoncé la création d’un mouvement au sein de l’Apr, entre autres critiques. Concernant le Pds, Modou Diagne Fada et ses alliés voulaient en son temps la réforme du parti libéral. Plus récemment, le camp des Oumar Sarr, Babacar Gaye et Me El Hadji Amadou Sall avait mis en place le mouvement And Suxali Sopi pour aussi réformer le Pds. Ils ont tous été exclus pour non-respect des textes de leur parti, selon les décisions rendues par ces formations politiques.
Du haut de ses 18 ans, Abbas Diop, élève au lycée mixte Maurice Delafosse à Dakar, s’intéresse à l’actualité politique. « Les responsables politiques doivent avoir la liberté de dire ce qu’ils pensent pour l’avancée du pays. Il ne doivent pas être inquiétés pour cela », affirme l’élève en classe de Seconde littéraire. Pour lui, il faut juste qu’ils expriment leur opinion tout en respectant autrui.
Olivier Diatta, âgé de 42 ans, trouvé chez un vendeur de journaux à Hann Maristes 1, pense qu’il faut « laisser les gens critiquer, donner des avis contraires à celui du chef car c’est cela qui peut faire évoluer les choses dans un parti politique et dans un pays». M. Diatta rappelle que le Sénégal étant une société de liberté d’expression, avec les concepts traditionnels du «xel du dooy» (ouverture à divers avis) et du «wakh sa xalaat» (donner son point de vue), on ne doit pas sanctionner des gens parce qu’ils ont émis des avis contraires à la volonté du chef. « La politique, c’est pour évoquer les problèmes de la Cité. Les gens peuvent avoir des avis contraires dans une organisation, mais cela ne doit pas être à l’origine d’une punition contre un membre », réaffirme Olivier Diatta.
Même avis chez ce vendeur de journaux devant qui se retrouvent les débatteurs du coin, les fameux « titrologues ». Amadou Niang constate, pour le regretter qu’au Sénégal, de plus en plus, les responsables politiques ne supportent pas la critique et ne veulent être caressés que dans le sens du poil. Invoquant la religion et les valeurs traditionnelles, il pense que les responsables politiques qui s’expriment sur des sujets « doivent aussi dire la vérité en toute circonstance et pour l’intérêt général en mettant de côté l’intérêt crypto personnel». Même avis pour la dame Housseynatou Diallo, qui insiste sur le fait que les partis politiques qui passent leur temps à parler de démocratie doivent respecter ce principe qui veut que chacun puisse s’exprimer sur n’importe quel sujet sans être sanctionné.
Oumar KANDE